Agendas lunaires, livres, revues

une invitation à exprimer ta sensibilité, ta couleur, ton essence

Derrière les vitres de la fenêtre, une colline vert tendre ronronne et fait le gros dos. Sur ma palette imaginaire je mélange avec ardeur vert de vessie, bleu de Prusse, tout juste un peu de blanc et pourquoi pas une pointe de cramoisi d’alizarine et voilà les pins campés en retrait, en filigrane, presque suspendus, respirant à peine. Un fond de ciel gris argenté sur papier aquarelle saturé d’eau, gondole, se gonfle et glisse entre les branches.

Je savoure ce presque crépuscule, tous mes sens à l’affut. Une paix douce et tiède m’envahit. La “bachata” persistante et agaçante qui répète inlassablement ses trois tons au loin, ne m’irrite plus il y a même quelque chose d’enfantin et de ludique qui met la note juste et complète le tableau.

Je joue à être Dieu le Peintre. J’esquisse, je dégrade, j’estompe, j’atténue, je fonds, je relève, je contraste, je caresse, je souris, je suis heureuse, je ne joue plus, je suis là, toute présente, toute vibrante… je suis.

Une expérience comme tant d’autres vécue il y a quelques jours à la montagne à Jarabacoa à deux heures de Santo Domingo… même sans palette, sans pinceaux et sans couleurs j’essaie toujours de capter ce gris, ce reflet, ce ton de peau, cette ombre qui se dérobe, cette lumière qui s’affirme. C’est dans ma peau. Ça vient de ma mémoire cellulaire.

Je suis femme d’une île. Il me faut la mer tout autour, de grands nuages blancs qui chevauchent le ciel, il me faut le soleil, les pluies subites et furieuses de l’été, l’éclat vibrant des couleurs des tropiques, le goût du sel et des épices et le bagage de mon enfance heureuse, insouciante, comblée et paradoxalement porteuse du goût de cendre de la peur d’une dictature implacable.

Je suis femme d’une île. Une île divisée en deux pays, deux traditions, deux cultures , aux contrastes brutaux, aux ressentiments à fleur de peau, aux émotions explosives… et je chevauche entre les deux parce qu’un jour il y a trente ans j’ai fait un pacte d’amour et sans le vouloir pour moi cette île n’est plus qu’un seul pays elle a perdu sa frontière jusqu’à se fondre avec toutes les frontières et je suis de ce fait devenue citoyenne du monde.

Il y a donc 30 ans j’ai laissé mon pays d’origine Haïti pour épouser Fabio un architecte Dominicain au sens d’humour à toutes épreuves et la musique au coeur. Roger et Nathalie sont nés respectivement deux et quatre ans plus tard, artistes tous les deux, l’un photographe, l’autre illustratrice, peintre et chanteuse à ses heures.

Depuis 25 ans une tonnelle en bois et en tôle me sert d’atelier et là ont passé au fil des ans des centaines d’élèves de tout âge qui apprennent à “voir”. Transmettre mon savoir, recevoir le leur en retour, les liens d’amitié qui se forment, l’atmosphère de confiance, de détente, les leçons de vie qui se dégagent des corrections, des conversations, simples métaphores de la vie même, je ne les changerais pour rien au monde, c’est mon laboratoire.

Mon âme s’est perdue bien dans fois dans le labyrinthe de l’expérience. Les longues nuits obscures  où il semblait que tout lien entre le Divin et moi étaient coupés, ne me sont pas inconnues. J’ai appris cependant qu’il m’est impossible de couper les liens avec mon Essence Divine, que c’est ma conscience qui se brouille. J’ai compris qu’il suffit que je m’asseye devant mon chevalet ému, à côté de mes pots de couleurs complices, de mes pinceaux en garde et de ma toile blanche d’impatience, que je ferme les yeux visualisant ce lien, que je les ouvre, le coeur battant avec la certitude d’être porteuse de beauté, de joie et de lumière, d’être co-créatrice d’un monde qui se tisse au fil de ma conscience pour que jaillissent des couleurs brillantes, pour que les taches se superposent et prennent vie, se dessinent elles mêmes et écrivent leur histoire qui est ma propre histoire.

Katia San Millan